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Témoignage - Démocratie locale

Dans les régions, pourquoi voter pour des institutions devenues inaccessibles ?

Les grandes régions ont été votées en plaidant d’évidentes raisons d’efficacité. Au lendemain de leur renouvellement, sanctionné par une abstention majeure, il convient de s’interroger sur l’image qu’elles renvoient à leurs administrés.

L’article de Fabien Granier, publié sur le site Reporterre offre un éclairage intéressant sur le lien des citoyens avec cette institution, et permet de saisir les raisons de sa propre abstention.

A découvrir ci-dessous :

L’abstention record du premier tour des régionales révèle une catastrophe institutionnelle, selon l’auteur de cette tribune. Pourquoi voter pour des institutions auxquelles les citoyens n’ont plus accès depuis la nouvelle organisation du territoire en pôles régionaux ?

Fabien Granier vit et travaille dans le Bocage bourbonnais, au nord-ouest de l’Allier, un endroit dont les habitants disent souvent qu’il est « au milieu de tout, mais au centre de rien ». Rythmée par les fêtes, les rencontres et les éblouissements, sa vie — qui oscille entre culture et agriculture — n’a rien du lieu commun sur la ruralité. Il est l’auteur du roman La Pire espèce.


De l’éboulis des élections locales de dimanche dernier, il n’y a qu’une chose à dire : quasiment personne n’est allé voter. Il n’y a eu ni désaveu du Rassemblement national (RN), ni prime au sortant, ni surtout, comme le disent beaucoup de professionnels de la politique (y compris — cette blague — Marine Le Pen), une prétendue absence de sens civique de nos concitoyens. Rien de tout ça. Dimanche dernier, nous avons assisté à une catastrophe institutionnelle, point.

Pour comprendre d’où ça vient, il suffirait peut-être d’écouter, enfin, les plus concernés par ces élections locales : nous — les campagnards, les provinciaux, les ploucs, le tiers pays… Celles et ceux qui vivent en dehors des pôles urbains. Celles et ceux qui, en moins de dix ans, se sont vu retirer leurs moyens d’accès à la vie démocratique, ainsi qu’à leurs droits les plus fondamentaux : transport, santé, éducation, etc.

Vers 2005, quand je suis arrivé dans le Bocage bourbonnais, au nord-ouest de l’Allier, il y avait une gare à sept minutes de chez moi, des médecins, des écoles… En plus de ses compétences obligatoires, notre département finançait des permis de conduire aux jeunes, soutenait les installations et pouvait se targuer d’une vraie politique culturelle. Notre capitale de Région, c’était Clermont-Ferrand, à une heure de chez nous. On avait un problème du ressort d’une de ces collectivités : on prenait rendez-vous et on y allait. On connaissait nos conseillers, on pouvait même les voir et les contacter. C’était pas dingue, le pays tournait déjà plutôt carré autour de ses archaïsmes jacobins, mais, au moins, on n’était pas abandonnés.

Quinze ans plus tard : plus d’interlocuteurs, plus de médecins, plus de trains, des écoles qui ferment, des mairies et un département à peine en mesure de couvrir leurs frais obligatoires (salaires, frais de gestion courante, etc.). Ajoutez à ça la disparition quasi complète des services anciennement dévolus aux sous-préfectures (cartes grises, associations, etc.), et peut-être alors commencerez-vous à comprendre pourquoi plus personne ne se rend aux urnes. Pourquoi voter pour des institutions auxquelles nous n’avons plus accès ?

Un effondrement, plutôt qu’un aménagement

Cet effondrement s’est produit en deux temps. Deux lois imaginées durant l’éblouissant mandat de François Hollande qui, sur l’air connu de la modernisation, ont enfoncé les clous dans le cercueil des territoires. Ça a d’abord été la loi Maptam [1], en 2014. Je passe les détails, mais grosso modo, il s’agit d’une réorganisation du territoire national autour de trois grandes métropoles (Grand Paris, Lyon, Aix-Marseille-Provence) et une douzaine de pôles métropolitains (Bordeaux, Strasbourg, etc.), auxquels sont déléguées des compétences précédemment dévolues aux collectivités locales.

Mais vu qu’il y a entre les villes ces maudits interstices pleins de vaches et de betteraves — et qu’il faut bien en faire quelque chose — ont été inventés les pôles d’équilibre ruraux et territoriaux (PETR). Ces institutions presque inconnues du grand public, au fonctionnement complexe, négocient les « projets de territoire » avec les métropoles au sein des Régions. Ce sont donc elles qui nous représentent localement pour parler de l’aménagement du territoire. Ce sont encore elles qui, en négociation avec la Région, attribuent les fonds d’ajustement européens, les précieux fonds Leader, seule véritable manne financière pour l’aménagement du monde rural.

Seulement voilà : pour les PETR, on ne vote pas. Ils sont une association de communautés de communes, entités elles-mêmes constituées sans élection spécifique. C’est un circuit clos, reliant des techniciens à d’autres techniciens, loin des yeux, loin des urnes.

« En moins de dix ans, on nous a rayés de la carte institutionnelle »

Troisième clou dans le cercueil : la loi Notre en 2015, autrement connue comme la Nakba [2] des ploucs. Cette fois-ci, les choses sont claires : exit les communes et les départements. Leur budget devient une portion si congrue qu’il ne leur permet plus de couvrir de manière satisfaisante leurs frais obligatoires. Tout est déplacé vers des régions énormes, aux centres satellitairement éloignés de nos existences. Le nôtre a voyagé de Clermont-Ferrand à Lyon. Une ville pour laquelle, soyons sincères, nous sommes devenus le « Bocage plutonien », c’est-à-dire une zone lointaine, mystérieuse, dont on se rappelle périodiquement, avec surprise, qu’elle fait partie du même système solaire que la vallée du Rhône.

En moins de dix ans, on nous a rayés de la carte institutionnelle. Disparu des radars, le monde rural. Au point que le président Macron, ceinture noire de la condescendance, annonce sans rougir, avant les fameuses élections régionales, devoir « reprendre son bâton de pèlerin pour entamer un tour de France des territoires afin de tâter le pouls des Français ». Lisez bien. Nous ne sommes plus la « campagne », la « ruralité », ni même un « territoire rural ». Tout juste « les territoires ».

« La Ve République n’a fait qu’éloigner les Français de l’accès à leurs droits. »

Cerise sur le gâteau : avec l’hypertrophie des collectivités est naturellement arrivée l’hypertrophie des egos. Les présidences de région se sont transformées en une sorte de sous-Parlement où s’abordent, au lieu de contingences locales, des questions de politique nationale. Voici donc cette campagne régionale recentrée sur des enjeux purement nationaux, dictés, comme chacun des rendez-vous électoraux depuis que je suis en âge de voter, par l’extrême droite. Lisez les programmes (si vous avez la chance de les avoir reçus) : on n’y parle que « sécurité », alors même que pas un centime des portefeuilles régionaux n’y est dédié.

Je discutais avec un ami éleveur l’autre jour. Il me disait que tout ça lui faisait penser à ce qu’on avait fait subir aux carcasses de bovins pendant la vache folle : la démédulation, c’est-à-dire l’extraction totale de la moelle épinière. Ce qui fait le système nerveux d’une population, c’est son rapport au territoire. C’est le fait que le fonctionnement global puisse se ressentir jusqu’au fin fond des terminaisons locales. En dévitalisant les interfaces institutionnelles qu’étaient les communes et les départements, au profit de ces artefacts monstrueux et suréquipés que sont les grandes régions, la Ve République n’a fait qu’éloigner encore et toujours les Français de l’accès à leurs droits.

Demain, un nouvel exécutif sera élu à la tête de la région Auvergne-Rhône-Alpes. Une chose est sure : quel que soit le résultat, nous autres, sur Pluton, devrons encore nous battre deux fois plus pour obtenir une considération moindre. Jusqu’à ce que quoi ? Que les campagnes se vident tout à fait ? Ou que les « territoires » se soulèvent à nouveau ?

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